Jean-Paul Mazoyer : « Il faut renverser le concept du conseiller augmenté, et augmenter le digital par l’humain »
Jean-Paul Mazoyer, directeur général adjoint du Crédit Agricole, en charge du pôle Technologies et Digital, interviewé le 20 septembre dans le cadre de l’évènement AI For Finance
LPF : La transformation numérique va-t-elle de pair avec un nouveau rôle des banques ?
Jean-Paul Mazoyer : Historiquement, soit l’évolution du rôle des banques précède le changement des technologies, soit il en est indépendant. Nous sommes une banque de détail ancrée dans les territoires. Sans vouloir diminuer l’importance du digital, c’est d’abord en développant les services pour nos clients que nous avons élargi notre rôle et que nous sommes progressivement devenus une banque universelle , en s’ouvrant aux transactions immobilières et à l’assurance. C’est cette dynamique qui nous a permis de devenir le premier bancassureur d’Europe . Premier financeur de l’économie, nous avons accompagné l’évolution des territoires en finançant les routes, puis le déploiement de la fibre… et maintenant la transition énergétique. Nous sommes au services de nos clients et de la société , la technologie est un moyen d’y parvenir.
LPF : La Banque Verte finance donc les transitions…
JPM : On peut bien le dire comme cela ! La banque joue aujourd'hui un rôle de conseil et d ’ accompagnement qui se précise de plus en plus . Elle est là pour sécuriser le présent et préparer l ’ avenir . Dans le cadre de notre Plan à Moyen Terme, nous nous lançons dans un nouveau métier : Crédit Agricole Transition et Energies , accompagner nos clients, particuliers, entreprises et collectivités locales, dans leurs transitions. En faisant levier sur notre implantation locale , nous nous entourons de partenaires pour offrir un écosystème complet , qui comprend le conseil, l’installation, le financement, la maintenance… Une forme d’assistance à la maîtrise d’ouvrage qui nous permet aussi bien de créer un financement structuré pour changer l’éclairage public d’une ville qu’étudier avec un particulier sa consommation énergétique et lui conseiller des experts, chez nous ou chez des partenaires, capables de venir faire un diagnostic, puis de structurer un projet. Nous pourrons ainsi financer par exemple des panneaux photovoltaïques sur votre toit, et vous aider ainsi à réduire votre consommation énergétique. C’est un élargissement de notre métier, et un approfondissement de la relation avec nos clients .
LPF : Comment l’intelligence artificielle (IA) peut-elle accompagner cette transformation ? Et, plus généralement, quel rôle joue-t-elle dans la transformation des métiers du groupe ?
JPM : D’abord plus généralement s’agissant de la transformation digitale des métiers du groupe . Nos clients sont demandeurs de fonctionner au quotidien au maximum en autonomie avec des parcours digitaux aux meilleurs standards . Mais la banque a une dimension spécifique . Nous accompagnons nos clients au quotidien et dans des moments clés, à fort enjeux, parfois difficiles . Ces problématiques intimes sont rarement compatibles avec un traitement binaire totalement digitalisé. C’est pourquoi, nous souhaitons permettre à tout moment à nos clients de débrayer le parcours digital pour revenir vers un interlocuteur humain bien formé, informé et mis en responsabilité.
Plus spécifiquement sur l’IA, Il y a bien sûr son utilisation dans les processus internes de l ’ entreprise . Mais le premier enjeu, c ’ est de décharger le conseiller d ’ opérations basiques . Le tchat appuyé par l’IA permet, dans toutes les industries et pas seulement la banque, de gagner en productivité et donc de libérer du temps pour le client ou pour pouvoir s’ouvrir à de nouvelles activités . Il augmente aussi l’efficacité commerciale et permet au conseiller de faire la bonne offre au bon moment, au bon client … Les algorithmes peuvent même détecter un client qui est en train de quitter progressivement la banque. Ils signalent aux conseillers les réductions anormales d’activité et les aident ainsi à fidéliser les clients. Pour tout cela, l’accompagnement et la formation des conseillers joue un rôle crucial .
LPF : L ’IA a transformé le secteur bancaire mais elle n ’a pas réussi à générer des innovations de rupture. Est-ce là sa limite ?
JPM : La limite ne vient pas de la technologie. Elle vient de l’ appropriation de la technologie par les dirigeants , et de leur capacité à remettre en cause les modèles en fonction de leur appétence et de la compréhension de la technologie. Souvent, les dirigeants ont utilisé la technologie et l’IA pour améliorer le système existant, pas pour le remettre en cause, ni pour penser un nouveau modèle économique.
Le meilleur exemple est cette idée du « conseiller augmenté » qui fait florès depuis qu’on utilise l’IA pour renforcer la relation-client. Elle offre le grand avantage , si l’on peut dire, de laisser l’ organisation en place . Le conseiller est toujours le même ; il devient peut-être plus efficace mais son mode de travail ne change pas.
Nous voulons renverser le concept, et proposer le digital augmenté par l’humain . Cela implique de remettre en cause notre organisation , pour que nos clients puissent joindre un conseiller à tout moment, par exemple. Il nous faut aussi penser un parcours digital que le client peut interrompre à tout moment, pour se tourner vers l’humain. Et le conseiller doit être aussi compétent que le process digital par lequel le client est passé…
La technologie devient une formidable opportunité quand elle porte à des ruptures de modèle fortes, mais maîtrisées . C’est toute la difficulté. Accomplir cette transformation globale demande du temps, du courage, de la pugnacité, et l’on se trouve limité par la vitesse avec laquelle il est possible d ’ adapter les organisations.
LPF : Comment muscler ses compétences dans ce but ?
JPM : Si l’on veut mettre des coups de boutoir dans l’organisation, aller chercher des idées et des talents à l’extérieur est un passage obligé. Or, les partenariats avec les start-ups, qu’il s’agisse de s’associer avec elles ou de les racheter, sont un art tout d’exécution . C’est un équilibre à trouver : faire rentrer l ’ innovation peut être très dérangeant . La conduite du changement doit en tenir compte et pourtant protéger l’innovation pour empêcher qu’elle ne s’affadisse en étant reçue au sein de l’organisation. Notre start-up studio, la Fabrique by CA, permet justement de dessiner le futur de la banque en symbiose avec des start-up à fort potentiel .
LPF : Et précisément, quel est le futur de la banque ?
JPM : Vaste question ! En ce moment, en tout cas, nous regardons de près du côté des banques affinitaires. Les nouveaux professionnels indépendants, sur les plates-formes, présentent des besoins spécifiques. Tout comme, par exemple, les professions libérales de santé, les retraités, les joueurs de jeux vidéo… Il faut imaginer quels services financiers et quels services annexes d’accompagnement on peut proposer à ces nouvelles populations .