Blockchain : dans l’ombre du MEV
Des bots spécialisés exploitent l’ordre des transactions pour engranger des profits invisibles, au détriment des utilisateurs de la finance décentralisée.
Dans l’écosystème des blockchains, la finance décentralisée promet un marché sans intermédiaire, où chacun peut échanger librement ses actifs numériques. Mais derrière cette façade d’égalité, certains acteurs tirent parti des failles structurelles du système. En particulier, le MEV – pour Maximal Extractable Value – désigne les profits que peuvent capter les validateurs ou des bots automatisés en manipulant l’ordre des transactions dans un bloc. Un phénomène peu connu du grand public, mais lourd de conséquences pour les utilisateurs de la DeFi.
Le MEV s’observe notamment sur Ethereum, où les transactions sont rendues publiques avant leur validation. Ce laps de temps, durant lequel elles patientent dans le mempool, permet à des robots d’analyse d’identifier des opérations lucratives à anticiper ou perturber. Dès lors, certains bots insèrent leurs propres transactions avant ou après celles de leurs cibles pour en tirer un avantage économique. Ces stratégies, automatisées à haute fréquence, peuvent générer des millions de dollars de gains cumulés – sans que l’utilisateur lésé en ait conscience.
Le « sandwich » comme stratégie d’exploitation
Parmi les techniques les plus répandues figure l’attaque dite « sandwich ». Elle cible en général une opération de swap sur un échange décentralisé, comme Uniswap. Lorsqu’un bot repère qu’un utilisateur s’apprête à acheter massivement un token, il agit en deux temps : il achète lui-même ce token juste avant, ce qui fait monter son prix, puis laisse passer la transaction initiale, et revend ensuite à prix plus élevé. L’utilisateur final paie plus cher sans le savoir, et le bot encaisse la différence.
Ce comportement s’apparente à une forme de front-running algorithmique, semblable à ce que l’on observe dans les marchés boursiers traditionnels – mais ici sans régulation. L’attaque sandwich est d’autant plus redoutable qu’elle est indétectable a posteriori sans une analyse fine des blocs. Elle nuit à l’intégrité des prix, renchérit les coûts des utilisateurs et mine la confiance dans les plateformes décentralisées.
Un phénomène massif mais difficile à contrer
Le MEV est loin d’être marginal. Des études estiment qu’en cumulé, plusieurs centaines de millions de dollars ont été extraits de cette manière sur Ethereum depuis 2020. Des bots spécialisés, appelés searchers, scrutent en permanence les transactions en attente pour détecter des opportunités d’exploitation. Ils envoient ensuite leurs transactions dans des blocs proposés par des validateurs, souvent en les rémunérant pour être inclus en priorité. Ce système parallèle, connu sous le nom de Flashbots, a permis de rendre plus transparent le MEV… tout en le rendant plus efficace.
Face à cela, les utilisateurs sont souvent impuissants. Les protections classiques, comme l’augmentation du slippage toléré (l’écart entre le prix affiché et le prix exécuté), peuvent même aggraver la vulnérabilité en laissant plus de marge aux attaquants. Et comme la logique du MEV repose sur des règles fondamentales des blockchains – transparence, immuabilité, ordre des blocs –, elle est difficile à éliminer sans repenser l’architecture des systèmes.
Des contre-mesures en construction
Pour limiter les effets du MEV, plusieurs pistes sont explorées. Certaines plateformes testent des systèmes d’enchères privées, où les transactions sont envoyées de manière chiffrée jusqu’à leur inclusion dans un bloc, empêchant ainsi les bots de les détecter à l’avance. D’autres misent sur des ordres groupés ou des rollups (solutions de seconde couche) avec des validateurs spécifiques qui garantissent un ordre équitable des transactions.
Du côté des développeurs, des efforts sont en cours pour créer des DEX « MEV-resistant », capables d’agréger et de traiter les ordres de manière à limiter les manipulations. Ces initiatives, encore expérimentales, montrent que la lutte contre le MEV est désormais une priorité pour ceux qui défendent une finance réellement équitable et transparente.
Reste que la menace demeure. Tant que l’ordre des transactions influencera les gains potentiels, certains chercheront à le manipuler. Le MEV pose ainsi une question cruciale pour l’avenir de la blockchain : comment préserver la décentralisation et la transparence, tout en empêchant qu’elles ne deviennent des armes aux mains des plus rapides ?